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9 juillet 2012 / unpontentredeuxrives

Syrie

Le général de brigade Manaf Tlass, fils du général en retraite et ancien ministre de la défense et ami et allié de feu le président Hafez el Assad et récipiendaire d’une multitude de décorations dont un ordre du Mérite français (à en croire son très auto-satisfait site) Moustafa Tlass, frère du « tycoon » Firas Tlass, dont je n’ai vu nulle mention de son association avec Lafarge dans la presse française et frère encore de Naheed Ojjeh, née Tlass, veuve d’Akhram Ojjeh, illustre et très riche marchand d’arme syro-saoudien, ancienne maîtresse de M. Roland Dumas, puis de FO Giesber, Manaf Tlass a donc fait défection. Il y a peu, alors que je discutais avec un ami syrien, pas franchement fan du régime, mais franchement hostile au caractère islamique de l’opposition, non pas tant d’un point de vue religieux que politique, bien entendu, celui-ci me disait que le régime était bien en place… « même ton pote Manaf est toujours avec eux ». Il faut croire qu’il se trompait.

Voilà pour moi l’occasion de donner ma version des faits, non pas que tout le monde attendait ça avec, qui de l’inquiétude, qui de l’impatience mais il se trouve que les témoignages que j’ai récoltés ne collent pas exactement avec ce que j’ai pu lire depuis bientôt un an et demi que la révolte a éclaté.

Tout a commencé, on s’en souvient à Deraa, petite ville du sud de la Syrie, à proximité de la frontière jordanienne, la précision a son importance, nous y reviendrons. Des enfants se sont fait arrêter par les fameux « moukhabarat », la police secrète, enfin elle n’a rien de secret, tout le monde la connaît et un œil un tant soi peu habitué en reconnaîtra facilement les membres à leur quasi uniforme, bien qu’ils se croient en civil : veste de cuir noir en hiver, pantalon gris anthracite ou noir, chemise clair, l’air de marcher au pas, pas chaussé invariablement de chaussures pointues, dont le bout remonte légèrement, ce qui fait de très grand pied à n’importe qui, et l’immuable et indémodable moustache ! A chacune ou presque de vos promenades touristiques en Syrie, il vous est arrivé de remarquer ce genre d’individus, au Souk hammadieh, puis dans les ruelles derrière la mosquée Ommeyade, mais qui est ce local, si empesé, qui suit le même itinéraire sans queue ni tête que le nôtre, s’arrête dans les mêmes cafés pour se désaltérer, y rencontre invariablement un ami avec qui il s’installe et est fourni par le même tailleur… qui est-ce ? c’est un moukhabarat. On peut aussi le croiser  dans les couloirs de son hôtel, plus tard dans la nuit. Le moukhabarat n’est certes pas une gravure de mode, pas plus qu’il est subtil, il n’a d’ailleurs que faire de la subtilité, elle serait nuisible à son travail. Son travail ne consiste pas à protéger la Syrie des ennemis étrangers, enfin ce n’est pas un service de contre-espionnage, mais ce n’est pas non plus seulement un service d’espionnage intérieur, c’est à la fois ça et une force de frappe préventive. Sa présence est dissuasive, alors il faut qu’on le remarque, ce n’est donc pas parce qu’ils seraient bâlots qu’ils sont tous si reconnaissables, c’est au contraire parce qu’ils savent bien que la crainte vaut mieux que le respect dans l’exercice du pouvoir.

Or fort de cette constatation, les moukhabarat de Deraa ont arrêté des enfants et les ont torturé. Ils en ont mêmes tués pour être craint de leurs parents. Les Syriens ont beau avoir l’habitude de la brutalité et de l’impunité de ces sicaires, trop c’est trop, les parents ont trouvé le courage de se plaindre auprès du gouverneur, qui, le brave homme empli d’empathie, leur aurait répondu : sont morts ? z’avez qu’à en refaire et si vous ne pouvez pas, mes hommes se chargeront d’engrosser vos femmes, bande d’impuissants ! Eh oui, ça ne manque pas de délicatesse.

Si les Tunisiens avaient eu le courage de lever la tête face à Ben Ali et les Egyptiens face à Moubarak, pourquoi les Syriens seraient-ils en reste ? Deraa se souleva !

On fit envoyer la troupe. Alors Homs se rebella. On fit aussi envoyé la troupe. Homs n’est pas exactement une ville frontière (je vous avait dit qu’on y reviendrait), mais elle n’est qu’à une cinquantaine de kilomètre de la frontière libanaise. Deir ez’Zor suivit et l’arrière pays côtier. Le centre restait calme…

En janvier 2011, dans une interview au Wall Street Journal, le président El-Assad expliquait que le printemps arabe ne le toucherai pas, parce qu’il avait une légitimité, principalement grâce à son refus de normalisation avec Israël et son refus de l’ingérence américaine au Proche-Orient, que n’avait ni Ben Ali ni Moubarak. Outre qu’il fit à cette occasion preuve d’une belle acuité politique, il disait aussi que si les Arabes se révoltaient c’est parce que les régimes en question n’avaient pas entamé de réformes, alors que lui l’avait fait… enfin il avait commencé à entamer des réformes, surtout économiques d’ailleurs et pas forcément à l’avantage de la population la moins favorisée mais certainement très à l’avantage de la bourgeoisie d’affaire et de ses alliés, les fils et filles des dignitaires baathistes. Et ajoutait-il, celui qui n’a pas anticipé et entamerait un processus de réforme ne serait pas dans l’action, mais dans la réaction et la réaction est vouée à l’échec. Voilà le cœur de son analyse. Bachar n’agit pas contraint par les événements. Il croit fermement que c’est faire preuve de faiblesse. Rompre et céder sont des synonymes pour lui. Mais je ne crois pas qu’il soit un chêne, pas même un roseau.

Donc je suis légitime, il ne faut pas céder aux événements et continuer de suivre la route qu’on s’est tracée, immuablement, et tous les soulèvements éclatent à proximité des frontières jordanienne, libanaise et turque : c’est un complot ! CQFD.

Qui a vécu au Proche-Orient assez longtemps et, surtout, a fréquenté des indigènes (j’ai connu des Français qui ne fréquentaient que des Français, même à Beyrouth où les caissières de supermarché le parlent, ce qui est d’ailleurs un gros problème pour apprendre l’arabe à Beyrouth, je déconseille, Le Caire ou Damas sont bien plus appropriées), qui a vécu assez longtemps donc sait que le complot n’est pas une vue de l’esprit. Tout le monde complote au Proche-Orient. Et quand j’écris tout le monde je ne parle pas du peuple, qui a autre chose à faire, mais de tout ce que la région compte de personnes qui croient compter. Tous les hommes politiques sont à vendre. Et pas seulement les Libanais. Tous les diplomates se prennent pour Lawrence d’Arabie ou Sykes ou Picot… Pas plus tard qu’aujourd’hui, on a appris par la presse que le président Morsi, le frère Morsi, j’y reviendrai aussi, le frère Morsi, donc, a par décret annulé la décision de la cour constitutionnelle égyptienne de déclarer la chambre des députés élue récemment : inconstitutionnelle ! Quelle audace ! Comment réagirons les militaires ? Les militaires semblent faire semblant d’être choqués. Semblant, car la presse oublie de mentionner que monsieur le président Morsi a annoncé sa décision peu de temps après avoir reçu en audience l’ambassadeur des Etats-Unis d’Amérique. Les Etats-Unis d’Amérique qui financent directement les militaires et indirectement la Confrérie par l’intermédiaire de leurs chers, très chers amis saoudiens ou quatariotes. Quatariotes – Caïrotes… amusant, non ?

Alors Bachar pense que ce qui se passe est un complot américano-saoudo-quatario-sioniste. Alors, comme je viens de l’écrire, il n’est pas complètement délirant de penser ainsi. En Europe, on a tendance à penser qu’Israël est menacé de toute part par une masse de musulmans hostiles, malintentionnées et forcément gratuitement méchants. Forcément, parce que ce sont des Arabes, des Bougnoules, des Ratons, des Melons, des Crouilles, bon là, j’arrive au bout, des vilains, des voyous, rogue quoi !

Mais au Proche-Orient, hors Israël, on n’a pas besoin de penser, il suffit d’observer. Les pays limitrophes d’Israël sont peuplés de réfugiés palestiniens, et de leurs enfants, chassés de chez eux entre octobre 1947 et fin 1948. En avril 1948 déjà 150’000 Palestiniens avaient été chassés de chez eux par les groupes militarisés sionistes, un mois avant le déclanchement de la guerre de 1948, qui a vu les pays arabes déclarer la guerre au nouvel Etat d’Israël, responsable de l’épuration ethnique de 600’000 à 800’000 Palestiniens au final, avant que ne commence la politique du deux poids deux mesures à l’intérieur du territoire officiellement israélien entre les Israéliens de « nationalité » juive et ceux de « nationalité » arabe et finalement ceux de « nationalité » russe… avant que ne commence la politique de « juivisation » de Jérusalem par l’asphyxie de la population palestinienne hiérosolymitaine, avant que ne commence la colonisation systématique de la Cisjordanie, avant que ne soit achevé l’épuisement des ressources hydrauliques de Gaza… avant toute cette folie sans mesure ! Il suffit de voir que le Golan et la Cisjordanie sont toujours occupés. Il suffit d’observer que malgré les conventions internationales ces territoires sont l’objet de transfert de populations juives, la plupart du temps étrangères au Proche-Orient, au détriment des propriétaires des lieux. Il suffit d’observer qu’Israël a occupé le sud-Liban de 1978 à 2000 et n’en est partie que contraintes et forcées par une campagne acharnée du Hezbollah d’harcèlement permanent des forces d’occupation. Il suffit de voir presque quotidiennement depuis le Liban de la violation de l’espace aérien libanais par des avions de chasse israéliens dont les pilotes doivent ressentir une jouissance divine à passer le mur du son au dessus des villes libanaises. Il suffit d’avoir passé l’été 2006 au Liban… il suffit de ceci pour savoir qu’entre les fantasmes israéliens d’holocauste en préparation et de disparition de la carte, il y a la réalité d’un Etat raciste, menaçant et militariste, militariste comme on disait de la Prusse au XIXème siècle et de l’Allemagne au XXème… étrange ironie… Alors, oui, Bachar est paranoïaque. Mais comme Staline, il ne l’est pas sans raison. Israël est une menace, Israël souhaite l’affaiblissement de l’Iran, allié de la Syrie et Bachar pense qu’Israël n’est pas étrangère à cette campagne de « déstabilisation », il pense aussi que les Saoud sont dans le cou. Les Saoud ont très très peur de l’Iran. Des champs pétrolifères saoudiens sont à l’est du pays où résident des populations majoritairement chiites qui se sentent opprimées par la monarchie sunnite… et l’expression la moins sexy du sunnisme : interdiction faite aux femmes de : conduire, sortir seules, sortir découverte, sortir… à quiconque d’envisager un partage du pouvoir entre la famille royale, corrompue, et le peuple… région soi dit en passant pas très éloignée de Barhein, où l’armée saoudienne a tenté d’écraser (non sans brutalité et un certain succès) sous les chenilles de ses chars la révolution qui ne faiblit pourtant pas, mais dont entend peu parler. Alors, oui, Bachar est paranoïaque, mais il a de bonnes raisons de l’être, même s’il surévalue considérablement son opposition à Israël et au sionisme, tant la frontière entre le Golan occupé et la Syrie a été calme, immensément calme, infiniment calme depuis 1967 !

Et les observateurs de remarquer que les troubles ont systématiquement éclos à proximité des frontières libanaises, où les Saoud et leurs représentants les Hariri ne manquent pas d’influences sonantes et trébuchantes sur les Salafistes du nord-Liban ou les amis de la « Confrérie » et il est vrai que le Qatar leur fait concurrence sur ce terrain; des frontières turques, où le gouvernement est très proche de la « Confrérie », et de la Jordanie, protectorat américain et monarchie sunnite… de là à imaginer… imaginer quoi ?  que la « Confrérie » entend faire main-basse sur la Syrie, comme elle croit pouvoir faire main-basse sur l’Egypte ?

A cet instant de mon papier, le lecteur ou la lectrice se dit… ben, l’est à l’aise le gars de défendre Bachar le boucher. Alors, moi, cher lecteur, chère lectrice, je vous renvoie au début dudit papier : « les moukhabarat de Deraa ont arrêté des enfants et les ont torturé. Ils en ont mêmes tués pour être craint de leurs parents. ». Et croyez-moi, lecteur, lectrice, je ne goûte pas de ce pain là ! Je n’admire pas ceux qui se font craindre. Je vomis cette engeance tortionnaire. Bachar est un boucher, sa famille se répartit entre bouchers et parasites, pas ou mais ET.

Et Manaf ?

Il parait que Michel Kilo s’en accommoderait ? Et pourquoi pas ? Manaf est un type sympathique, easy going. Avec ses cheveux fous, poivre-et-sel, ses cigares fumés avec désinvolture, sa cave de pinard remarquable, sa très belle femme, cultivée, polyglotte, artiste, si distinguée, encore plus chic que Basma, rien à voir avec madame Kroutchev ou madame Morsi, avec tous ces atouts, Manaf a peut-être aussi un réseau en Russie, son père collectionne les décorations soviétiques et postsoviétiques, bref il semble présentable aussi bien d’un côté que de l’autre… mais Manaf, pas plus que Thala sa charmante épouse, n’est pas un démocrate !

La suite au prochain épisode…

27 juin 2012 / unpontentredeuxrives

A propos de la photo en arrière-plan

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Visitez le site d’Ernest Pignon-Ernest en général et ce lien sur son travail autour de Mahmoud Darwich à Ramallah.

26 juin 2012 / unpontentredeuxrives

Présidentielles égyptiennes : l’orientalisme a la peau dure

« … les intégristes restent les mieux organisés, grâce à leur mécènes et à leur réseau de mosquées, pour apparaître comme la seule alternative. Notamment dans les campagnes, misérables où ils sont parfois les seuls à assurer un semblant d’Etat. Il suffit de peu dans un pays qui compte plus de 70% d’analphabètes et 42% d’habitants vivant avec moins de 2 dollars par jour… » (Caroline Fourest : ici ou ).

Outre qu’on aurait souhaité connaître les sources de ces statistiques, car elles sont très éloignées de celles que fournit l’UNICEF, qui considère que 66% de la population égyptienne adulte est alphabétisée et que 95% des enfants du niveau primaire sont scolarisés, on est frappé par la naïve (ou franche ?) condescendance qui se dégage de ces quelques mots : « il suffit de peu… ».

Pour décrire les événements, on aurait pu dire bien des choses, comme : « Dans un pays où l’Etat n’assure pas aux défavorisés les services minimums, que sont l’accès aux soins, l’éducation, les services de voiries et j’en passe, alors que les élites politiques et militaires, qui se sont confondues pendant près de soixante ans, et une partie des élites économiques ont été absorbées par la prédation du pays pendant cette même période, les réseaux des « Frères musulmans » qui tentaient d’y pallier, et quelques furent leurs motivations, leur ont assuré une popularité certaine ou, à tout le moins, une relative confiance quant à leur capacité à gérer les affaires publiques ».

Ce faisant, on aurait souligné le rationalisme d’un tel choix politique, qu’on est bien évidemment pas obligé de partager, mais qui n’est pas plus incohérent que d’accorder sa confiance à quelque candidat promettant en même temps rigueur des comptes publics et relance keynésienne… et qui aurait sonné moins « paternaliste », laissant clairement entendre que cette pauvre masse ne peut pas être rationnelle et que ses voix s’achètent à peu de frais.

Si on regarde les résultats du premier tour de la présidentielle égyptienne, on découvre un paysage contrasté, une gamme assez riche en matière de choix politique : 17% pour M. Foutouh (ancien membre de la « confrérie », écarté pour dissidence « libérale »), M. Sabbahi (gauche «nassérienne») a rassemblé 20% des suffrages, M. Shafiq (candidat de l’armée) a obtenu 23.6% et M. Morsi (candidat officiel de la « Confrérie » et président élu) arrivait en tête avec 24.7%. Entre le premier et le quatrième, seuls 7 points d’écart ! Et ces chiffres doivent être comparés au niveau de l’abstention, de près de 50%, alors que se tenaient les premières élections présidentielles qui n’étaient pas jouées d’avance, 50% dont il faudrait étudier en détail les motivations, mais dont on peut dores-et-déjà dire qu’une portion non-négligeable a boycotté des élections organisées par un régime encore et toujours militaire.

Il serait aussi intéressant d’étudier les sources de financements des partis et surtout les montants alloués aux différentes campagnes législatives et présidentielles. Si ces montants sont plafonnés en France, c’est qu’on a constaté que si l’argent est le nerf de la guerre, il est aussi le nerf de la conquête politique. Or soutenu qui par la Qatar, qui par l’Arabie Saoudite, les militaires, la « Confrérie » et les salafistes partaient avec un net avantage tout ce qu’il y a de plus rationnel !

En tournant ainsi sa description, Mme Fourest fait de l’orientalisme comme l’a définit Edward Saïd et, on aimerait se tromper, mais semble s’en dégager un fumet de racisme ordinaire. Ramenant la population égyptienne à ces quelques chiffres, 70% d’analphabètes et 42% de miséreux, chiffres faux de surcroît, elle en nie la diversité, la complexité ; elle la réduit à une masse sans visage, sans intelligence, ignorante et pauvre, qu’il convient de guider, mais certainement pas d’écouter, en tout cas pas plus qu’on écoute un enfant lorsqu’il s’agit de prendre des décisions sérieuses. Pour Mme Fourest, et pour elle en premier lieu, il est parfaitement irrationnel d’accorder sa voix à un parti qui se réclame de l’Islam. Donc, pour que son bagage théorique « colle » avec la réalité, on tort cette réalité.

Pour Mme Fourest, comme pour l’auteur de ces lignes d’ailleurs, l’islamisme politique est réactionnaire. D’ailleurs pour les « islamistes » aussi : ils ne se considèrent pas comme des « progressistes », mais bien comme des conservateurs. Enfin, attention, même la « Confrérie » est traversée de courants et tous les « frères » ne partagent pas les mêmes projets. L’auteur de ces lignes a quelques amis égyptiens, « libéraux » évidemment, laïcs, qui ont détesté se retrouver coincés entre les militaires et les « frères », qui ont appelé au boycott, pour certains, ont voté pour Morsi pour d’autres sans grande conviction ou encore pour Shafiq en se pinçant le nez… Mais pour eux tous, la révolution n’est pas terminée !